— Je vois, dit Yime en croisant les bras. Je vous écoute.
— Ce sont des vaisseaux qui ont une certaine… prédisposition, dirais-je. En général des VSG, souvent avec quelques autres vaisseaux et un petit nombre de drones à leur bord, mais pas d’humains. Ils se retirent des échanges d’informations habituels de la Culture, ils arrêtent de signaler leur position, ils s’en vont au milieu de nulle part et ils restent là à ne rien faire. Enfin, rien d’autre qu’écouter, indéfiniment.
— Écouter ?
— Ils écoutent une ou plusieurs – probablement toutes, j’imagine – des quelques stations dispersées dans la Galaxie, et qui émettent des informations en continu sur l’évolution des affaires de la communauté galactique en général, et de la Culture en particulier.
— Des stations d’informations.
— À défaut d’un terme plus approprié.
— Qui émettent en continu.
— C’est une méthode de communication inefficace et peu économique, mais l’avantage d’une émission dans ce contexte est justement que les informations sont diffusées partout, et que personne ne peut savoir qui les écoute.
— Combien y a-t-il de ces « Oubliés » ?
— C’est une bonne question. Pour la plupart des gens, ce sont simplement des vaisseaux qui ont décidé de se retirer dans un mode particulièrement peu communicatif, une idée que les vaisseaux concernés se gardent bien de contredire, naturellement. À tout moment, on peut estimer que un pour cent de la flotte de la Culture est retirée quelque part, et que 0,3 à 0,4 % d’entre eux sont restés silencieux après avoir quitté ce qu’on pourrait appeler la séquence principale du comportement normal d’un vaisseau. J’hésite à parler de discipline. C’est un domaine qui n’a pas fait l’objet de beaucoup d’études, de sorte qu’il est difficile d’évaluer la qualité même de ces estimations. Ils sont peut-être une dizaine, mais ils pourraient tout aussi bien être trois ou quatre cents.
— Et tout ça dans quel but ?
— Ils jouent le rôle de sauvegardes, répondit le Bodhisattva. Si, par quelque catastrophe étrange, totale et incroyablement étendue, la Culture venait à disparaître complètement, n’importe lequel de ces vaisseaux pourrait recréer dans notre Galaxie – ou peut-être dans une autre – quelque chose qui lui ressemblerait beaucoup. On est évidemment en droit de se demander pourquoi se donner la peine de la recréer si elle avait été aussi complètement annihilée, mais on peut toujours imaginer que la version deux profiterait des enseignements tirés de cette disparition, et se révélerait un peu plus résiliente.
— Je croyais que la flotte entière de Contact était censée jouer ce rôle de « sauvegardes », dit Yime.
Dans ses relations avec d’autres civilisations, surtout celles qu’elle rencontrait pour la première fois, on insistait beaucoup sur le fait que chaque VSG représentait la Culture dans son intégralité, qu’il détenait la somme de toutes les connaissances qu’elle avait accumulées et qu’il était capable de construire n’importe quel objet ou appareil qu’elle savait fabriquer. Par ailleurs, la dimension d’un VSG lui permettait de contenir tellement d’humains et de drones qu’on pouvait considérer qu’ils constituaient un échantillon naturellement et raisonnablement représentatif.
De façon délibérée, la Culture était très largement distribuée à travers la Galaxie, et ne possédait ni centre ni planète d’origine. Cette dispersion pouvait la rendre plus vulnérable à des attaques, mais elle rendait aussi plus difficile son éradication complète, du moins en théorie. Le fait de posséder des centaines de milliers de vaisseaux dont chacun était capable à lui seul de reconstruire la Culture tout entière était généralement considéré comme une protection suffisante contre la disparition civilisationnelle, ou c’était du moins ce que Yime avait été amenée à croire. Manifestement, il y avait des gens qui pensaient différemment.
— La flotte de Contact est ce qu’on pourrait appeler une deuxième ligne de défense, dit le vaisseau.
— Quelle est la première ?
— L’ensemble des Orbitales, et les autres habitats en y incluant les planètes et les astéroïdes.
— Et ces Oubliés sont le dernier recours.
— Probablement. C’est ce qu’on peut penser. Pour autant que je sache.
Venant d’un vaisseau, cela voulait probablement dire Non. Mais Yime savait bien qu’il était inutile d’essayer d’obtenir d’un Mental une réponse moins ambiguë.
— Donc, ils restent là sans bouger. C’est où, « là », plus précisément ?
— Des nuages d’Oort, l’espace interstellaire, à l’intérieur ou même au-delà du halo externe de la grande Galaxie elle-même, qui sait ? Mais enfin, oui, en gros, c’est le principe.
— Et indéfiniment.
— En tout cas, jusqu’ici, répondit le Bodhisattva.
— Attendant une catastrophe qui ne se produira sans doute jamais, mais qui, si elle arrivait, indiquerait l’existence d’une force d’une telle puissance qu’elle pourrait probablement repérer ces vaisseaux et les détruire eux aussi, ou d’une faille existentielle de la Culture tellement profonde qu’elle serait certainement également présente chez ces « Oubliés » étant donné leur… représentativité.
— Exprimé de cette façon, il est vrai que toute cette stratégie semble un peu vaine, dit le vaisseau qui semblait presque s’en excuser. Mais voilà, c’est comme ça. Sans doute parce qu’on ne peut jamais vraiment savoir. Je crois que cette idée vise en partie à rassurer ceux qui pourraient s’inquiéter de telles éventualités.
— Mais la plupart des gens ne connaissent même pas l’existence de ces vaisseaux, fit remarquer Yime. Comment peut-on être rassuré par quelque chose qu’on ignore ?
— Ah, fit le Bodhisattva. C’est toute la beauté de la chose. Seuls les gens qui s’inquiètent ont des chances d’essayer d’obtenir de telles informations, et ils sont donc rassurés en conséquence. Ils ont aussi tendance à comprendre la nécessité de limiter la diffusion de ces informations, et de fait, ils prennent plaisir à contribuer à cette tâche. Ainsi, tous les autres continuent de mener joyeusement leur existence sans se soucier de rien.
Yime secoua la tête avec agacement.
— Ça ne peut pas rester complètement secret, protesta-t-elle. Il y a forcément des références quelque part.
La Culture était notoirement incapable de garder des secrets, surtout quand ils étaient importants. C’était un des rares domaines où la plupart des civilisations de son niveau, et même beaucoup de sociétés moins avancées, l’éclipsaient totalement. D’un autre côté, la Culture étant ce qu’elle était, elle en tirait une certaine fierté perverse. Ce n’est pas pour autant qu’elle n’essayait pas d’avoir des secrets – « elle », dans ce contexte, se traduisant généralement par « Contact », ou encore plus vraisemblablement « CS » –, de temps en temps, mais ça ne marchait jamais très longtemps.
D’un autre côté, quelquefois, « pas très longtemps » est suffisamment long quand même.
— Oui, bien sûr, dit le Bodhisattva. Disons simplement que l’information est là, mais qu’elle attire très peu l’attention. Et de par la nature même de ce… programme – si l’on peut se permettre d’utiliser un terme qui supposerait un certain degré d’organisation –, il est pratiquement impossible d’en trouver la confirmation.
— Il n’est donc pas ce qu’on pourrait qualifier d’officiel ?
Le vaisseau émit un bruit de soupir.
— Il n’existe à ma connaissance aucun département ni comité de Contact qui soit concerné par cette affaire.
Yime fit une légère moue. Elle savait repérer quand un vaisseau voulait dire : « Restons-en là, si vous le voulez bien. »
Bon, encore une chose qu’elle devrait garder en tête.
— Donc, pour résumer, dit-elle, le Moi, Je Compte pourrait se trouver à bord du Réflexion Interne Totale, qui s’est retiré et qui est probablement un des Oubliés.
— Exactement.
— Et le Moi, Je Compte possède une image de Mlle Y’breq.
— Probablement la seule image de Mlle Y’breq, précisa le Bodhisattva. Nous avons une information provenant d’un individu dont il a pris une image quelque temps plus tard, selon laquelle le vaisseau garantit qu’il s’agit à chaque fois d’une image unique, strictement réservée à sa collection, et qu’il n’est pas question de partager ni même de copier à des fins de sauvegarde. Il semblerait que le Moi, Je Compte ait tenu parole.
— Vous pensez donc que… que quoi ? Que Y’breq va tenter de récupérer son image, bien qu’elle soit vieille de dix ans ?
— On a considéré que c’était une possibilité très réelle.
— Et Quietus sait où se trouvent le Moi, Je Compte et le Réflexion Interne Totale ?
— Nous pensons en avoir une bonne idée. Plus précisément, nous avons des contacts occasionnels avec un représentant du Réflexion Interne Totale.
— Ah bon ?
— Le Réflexion Interne Totale est relativement inhabituel parmi les Oubliés – c’est du moins ce que nous pensons – dans la mesure où il abrite une petite population d’humains et de drones qui cherchent une forme d’isolement plus stricte que les offres habituelles de retraite. Par nature, de tels engagements sont généralement pris à très long terme – plusieurs décennies en moyenne. Il y a cependant une certaine rotation dans les deux populations, constante quoique fluctuante, de sorte que des gens ont besoin d’être transportés pour débarquer ou embarquer sur le VSG. Il y a trois points de rendez-vous relativement stables, et un programme de navettes assez fiable. Le prochain rendez-vous est prévu dans dix-huit jours, dans le Filament de Semsarine. Mlle Y’breq devrait pouvoir s’y présenter à temps, de même que vous et moi, Mlle Nsokyi.
— Est-elle au courant de ce rendez-vous ?
— C’est ce que nous pensons.
— C’est là qu’elle se dirige en ce moment ?
— Encore une fois, c’est ce que nous pensons.
— Hmm, fit Yime en fronçant les sourcils.
— Voilà donc le tableau général de la situation, Mlle Nsokyi. Un briefing plus détaillé vous attend, naturellement.
— Naturellement.
— Puis-je considérer que vous acceptez de prendre part à cette mission ?
— Oui, dit Yime. Sommes-nous déjà en route ?
L’image du vieux vaisseau de guerre de classe Hooligan s’effaça et fut remplacée de nouveau par un panorama d’étoiles, aussi bien sur les côtés que reflété sur la coque noire du vaisseau au-dessus d’elle et sous ses pieds. À présent, les étoiles se déplaçaient.
— Oui, répondit le Bodhisattva, nous le sommes.
Lededje fut présentée à l’avatar du vaisseau de CS En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles dans un bar de guerre où la seule lumière – à part celle des écrans et des holos – provenait de larges rideaux de plomb amphotère s’écoulant sur les murs depuis des fentes percées dans le plafond.
Dans un crachotement incessant, la réaction chimique éclairait la salle d’une lumière jaune orangé vacillante qui évoquait beaucoup celle d’un feu de bois. Il faisait chaud, et il flottait dans l’air une étrange odeur âcre.
— Du plomb en grains très fins, simplement déversé dans l’air, avait marmonné Jolicci lorsqu’ils étaient entrés et qu’elle avait fait allusion à l’étrange phénomène.
Il n’avait d’ailleurs pas été si facile que ça d’entrer. L’établissement était situé dans un vieux vaisseau trapu de classe Interstellaire, lui-même logé dans l’une des Petites Baies du VSG, qui leur avait clairement fait comprendre – alors qu’ils se trouvaient à l’intérieur de l’espace caverneux de la Baie – qu’il s’agissait d’un club privé, sur lequel le VSG n’avait aucune juridiction directe, et que cet endroit n’était nullement dans l’obligation d’accueillir des visiteurs qu’un membre du club ne souhaiterait pas voir.
— Je m’appelle Jolicci, et je suis l’avatar du Voyageur en Pantoufles, dit Jolicci au petit drone qui flottait devant l’écoutille inférieure du vaisseau. Je pense que vous savez qui je viens voir. Si vous voulez bien l’en informer ?
— C’est ce que je suis en train de faire, répondit le petit drone en forme de boîte.
Le vaisseau s’appelait Revenus Occultes. Il mesurait une centaine de mètres de long. En jetant un coup d’œil autour d’elle, dans les sombres profondeurs de la Baie, Lededje pensa qu’on aurait pu y ranger au moins trois autres vaisseaux de la même taille sans que les ailettes ou les propulseurs risquent de se toucher. Le Revenus Occultes avait beau être petit, ce concept était très relatif s’agissant de vaisseaux aussi bien que des vastes hangars de stockage nécessaires.
Lededje examina le petit drone qui flottait devant eux à hauteur des yeux. Ma foi, songea-t-elle, c’était une expérience nouvelle. Quand Veppers l’emmenait quelque part – le nouveau restaurant le plus cher, le nouveau club ou bar le plus chic – lui et son entourage étaient aussitôt acceptés, qu’ils aient réservé ou non, même dans les endroits qui ne lui appartenaient pas. C’était vraiment étrange qu’il eût fallu être enfin dans cette Culture à l’égalitarisme obsessionnel pour découvrir ce que c’était que de faire le pied de grue devant un club dans l’espoir d’y être admise.
L’écoutille se rabattit sans prévenir, juste derrière le petit drone. Le panneau s’abaissa si vite que Lededje s’attendit à un grand bruit quand il entrerait en contact avec le sol finement strié de la Baie, mais il fut amorti au dernier moment et c’est en silence qu’il le toucha.
Le drone s’écarta sans un mot.
— Merci, dit Jolicci en posant le pied sur le panneau.
Il tint Lededje par le bras tandis que la plate-forme s’élevait jusqu’à un petit espace à peine éclairé à l’intérieur du Revenus Occultes.
— Demeisen est un peu bizarre, expliqua-t-il. Même selon les normes des avatars de vaisseau. Soyez simplement très honnête avec lui. Ou elle.
— Vous n’êtes pas sûr ?
— Ça fait quelque temps qu’on ne s’est pas vus. Le En Dehors Des Contraintes Morales Habituelles change assez fréquemment d’avatar.
— Dites-moi, qu’est-ce que c’est que cet endroit ?
Jolicci eut l’air un peu gêné.
— Un club de guerre porno, je crois.
Lededje lui aurait bien posé d’autres questions, mais ils furent accueillis par un autre petit drone qui les escorta à l’intérieur.
— Demeisen, permets-moi de te présenter Mlle Lededje Y’breq, dit Jolicci à l’homme assis à une table au milieu de la salle.
C’était une sorte de restaurant étrange avec de grandes tables rondes dispersées çà et là, équipées d’écrans ou d’affichages holo. Toute une variété de gens, la plupart humains, étaient installés autour de ces tables, avec devant eux des bols de drogue, des verres, des pipes à glace et de petits plateaux de nourriture, certains soigneusement disposés, d’autres en désordre ou délaissés. Les écrans et les holos montraient tous des scènes de guerre. Au début, Lededje pensa qu’il s’agissait simplement de films, mais au bout d’un moment, après quelques séquences particulièrement horribles, elle comprit que c’étaient d’authentiques combats.
La plupart des gens dans la salle ne regardaient pas ces écrans. C’étaient Jolicci et elle qui les intéressaient. L’homme à qui Jolicci s’adressait était assis à une table avec quelques autres garçons assez jeunes. Ils avaient cet air qui indiquait que, dans leur variété de physionomies panhumaines, tous étaient remarquablement beaux, même s’ils ne le paraissaient pas aux yeux d’un observateur extérieur.
Demeisen se leva. Il avait un air cadavérique, avec des joues creuses, des yeux noirs dépourvus de blanc, deux bosses à la place des sourcils, un nez camus et le teint basané. Son visage était balafré. Bien que de taille moyenne, sa maigreur le faisait paraître plus grand. Si sa physiologie avait été celle d’un Sichultien, son visage légèrement bouffi aurait indiqué que sa perte de poids avait été rapide et récente. Ses vêtements étaient foncés, peut-être noirs : un pantalon étroit et une chemise ajustée – ou une veste – à moitié fermée au col par un rubis rouge sang gros comme le pouce.
Elle le vit jeter un coup d’œil à sa main droite, et elle la lui tendit. Il la prit dans la sienne, et la serra de ses doigts aux phalanges trop nombreuses. Il avait la peau très chaude, presque fiévreuse, mais parfaitement sèche, comme du parchemin. Elle le vit faire une grimace, et remarqua que deux de ses doigts étaient grossièrement maintenus par une attelle en bois ou en plastique nouée d’un bout de chiffon. Il la regarda avec une expression indéchiffrable.
— Bonsoir, dit-elle.
— Mlle Y’breq. (Il avait une voix froide et sèche. Il salua Jolicci et désigna les chaises à sa droite et à sa gauche.) Wheloube, Emmis, si vous voulez bien…
Les deux jeunes gens à côté de lui semblèrent vouloir protester, mais ils s’abstinrent. Ils se levèrent avec une sorte de mépris glacé et s’éloignèrent. Demeisen fit un geste de la main. L’affichage holo, qui montrait une escarmouche affreusement réaliste entre un groupe de cavaliers et une bande plus importante d’archers, disparut aussitôt.
— C’est un privilège rare, murmura Demeisen à Jolicci. Comment vont les affaires de Contact Général ?
— Raisonnablement bien. Et toi, ton travail de vigile ?
Demeisen sourit.
— Être veilleur de nuit éclaire sur bien des choses.
Il avait devant lui un petit tube doré. Lededje avait cru qu’il s’agissait de l’embout d’une pipe à eau ou à glace cachée sous la table – on en voyait plusieurs aux alentours –, mais c’était en fait un bâtonnet avec un bout incandescent, qui n’était relié à rien. Demeisen le porta à ses lèvres et aspira profondément. Le tube doré crépita et se raccourcit tandis que le bout rougeoyait sous un nuage de fumée grise.
Voyant qu’elle l’observait, Demeisen lui tendit le bâtonnet.
— C’est une drogue. Elle vient de Sudalle. Ça s’appelle du narthaque. L’effet est similaire au tarare, mais en plus âpre, beaucoup moins agréable. Gueule de bois garantie.
— Tarare ? répéta Lededje.
Apparemment, elle était censée connaître. Demeisen sembla à la fois surpris et indifférent.
— Mlle Y’breq n’a pas de toxiglandes, expliqua Jolicci.
— Vraiment ? (Demeisen la regarda d’un air perplexe.) Seriez-vous sous le coup d’une punition, Mlle Y’breq ? Ou faites-vous partie de ces obscurantistes qui pensent que la lumière ne peut se trouver que dans l’ombre ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit Lededje. Je suis plutôt une aliène au statut à peine légal.
Elle avait espéré que ce serait amusant, mais personne autour de la table n’avait l’air de sourire. Elle ne devait pas être aussi bonne en marain qu’elle le pensait.
Demeisen se tourna vers Jolicci.
— On me dit que cette jeune femme cherche un passage.
— Effectivement, dit Jolicci.
Demeisen agita les mains, et des volutes de fumée s’élevèrent du bâtonnet doré.
— Là, Jolicci, pour une fois, tu m’épates. Qu’est-ce qui a bien pu te faire croire que j’étais devenu taxi ? Vas-y, dis-moi, je brûle de l’apprendre.
Jolicci se contenta de sourire.
— C’est un peu plus compliqué que ça, je crois. Mlle Y’breq, je vous laisse la parole.
Elle se tourna vers Demeisen.
— J’ai besoin de rentrer chez moi, monsieur.
Demeisen jeta un coup d’œil à Jolicci.
— Jusque-là, ça me semble très taxi. Allons, continuez, Mlle Y’breq. J’ai hâte que la vitesse de libération soit atteinte pour échapper au puits des mondanités.
— J’ai l’intention de tuer un homme.
— C’est un peu moins banal. Mais encore une fois, on peut penser qu’un taxi suffirait, à moins que la personne concernée ne puisse être envoyée ad patres qu’avec un vaisseau de guerre. Qui plus est, un vaisseau de guerre de la Culture à la fine pointe de la technologie, au risque de paraître immodeste. Le terme « excessif » me vient à l’esprit. (Il lui fit un sourire glacial.) À ce stade, votre affaire n’avance pas aussi bien que vous avez pu l’espérer.
— On m’a dit que je serai accompagnée d’un drone gardien.
— Vous avez donc été assez bête pour laisser entendre que vous aviez l’intention de tuer cet homme. Ah, ma foi… Puis-je suggérer que votre projet se présente bien mal si vos plans assassins n’incluent pas un minimum de ruse, de subterfuge, ou encore, si je peux me permettre, d’intelligence ? Mes capacités d’empathie – qui sont extrêmement limitées, je vous assure – restent résolument inactivées. (Il s’adressa de nouveau à Jolicci.) Tu penses t’être suffisamment humilié comme ça, Jolicci, ou veux-tu vraiment que je…
— L’homme que j’ai l’intention de tuer est le plus riche du monde, le plus riche et le plus puissant de toute ma civilisation, dit Lededje.
Même elle, elle pouvait entendre la note de désespoir dans sa voix.
Demeisen la regarda d’un air perplexe.
— Quelle civilisation ?
— L’Habilitement, répondit-elle.
— L’Habilitement Sichultien, précisa Jolicci.
Demeisen ricana.
— Encore une fois, dit-il à Lededje, vous ne m’impressionnez pas autant que vous le croyez.
— Il m’a tuée, ajouta-t-elle en s’efforçant de garder une voix posée. Il m’a assassinée de ses propres mains. Nous n’avons pas de technologie pour sauvegarder les âmes, mais j’ai été sauvée grâce à un vaisseau de la Culture, le Moi, Je Compte, qui m’avait installé un lacis neural il y a dix ans. Je viens juste d’être reventée ici.
Demeisen poussa un soupir.
— Tout cela est bien mélodramatique. Votre vendetta pourrait inspirer un film, sans doute pas très bon, dans un avenir que j’espère lointain. Je me ferai un plaisir de le manquer. (Il eut un mince sourire.) Et maintenant, si vous voulez bien me laisser ?
Il fit signe aux deux jeunes gens qui avaient dû céder leur place à Lededje et Jolicci. Ils observaient maintenant la scène avec un air triomphant.
Jolicci soupira.
— Vraiment navré de cette perte de temps, dit-il en se levant.
— N’empêche, j’espère te navrer encore plus, dit Demeisen avec un petit sourire.
— C’est à Mlle Y’breq que je m’adressais.
— Pas moi, dit Demeisen en se levant en même temps que Lededje. (Il la regarda en tirant une longue bouffée de son tube doré.) Bonne chance pour vos recherches de transport, dit-il en exhalant la fumée.
Avec un large sourire, il écrasa le bout incandescent dans sa paume. On entendit nettement la chair grésiller. Son corps frémit, mais son visage resta impassible.
— Quoi, ça ? dit-il voyant que Lededje regardait d’un air effaré la brûlure marron dans sa main. Ne vous inquiétez pas pour moi, je n’ai absolument rien senti. (Il éclata de rire.) Ce qui n’est pas le cas pour le pauvre imbécile qui est là-dedans, ajouta-t-il en se tapotant le front. Ce crétin a gagné un concours lui donnant le droit de remplacer un avatar de vaisseau pendant une centaine de jours. Sans avoir le moindre contrôle sur le corps ou le vaisseau, naturellement, mais à part ça, une expérience complète, avec toutes les sensations. On m’a dit qu’il avait pratiquement fait dans son froc quand il a appris qu’un vaisseau de guerre dernier modèle s’était porté volontaire pour accepter son offre. (Son sourire s’élargit encore.) Manifestement, il n’a jamais beaucoup étudié la psychologie des vaisseaux. Alors, voilà, dit-il en regardant ses doigts fracturés, je tourmente le pauvre idiot. (De l’autre main, il fit jouer ses doigts blessés, et son corps trembla. Lededje grimaça de sympathie.) Vous voyez ? Il est incapable de m’en empêcher, dit gaiement Demeisen. Il souffre en silence et il apprend sa leçon, tandis que moi… eh bien, je m’amuse un peu.
Il les regarda tous les deux.
— Jolicci, dit-il en feignant un air soucieux, tu sembles choqué. Ça te va très bien, tu sais.
Jolicci ne répondit pas.
Wheloube et Emmis vinrent se rasseoir. Demeisen étendit les mains et caressa les cheveux de l’un et le crâne rasé de l’autre, puis il prit délicatement le menton du chauve.
— Ce qui est le plus fascinant, poursuivit-il en se tapotant de nouveau le front, c’est que ce type est farouchement hétérosexuel, avec une peur d’être violé qui frise l’homophobie.
Il regarda les jeunes gens assis autour de la table, fit un clin d’œil à l’un d’eux, et se tourna avec un sourire radieux vers Jolicci et Lededje.
En s’éloignant rapidement dans la Petite Baie faiblement éclairée, Lededje dit d’un air furieux :
— Il y a forcément d’autres vaisseaux de CS.
— Aucun qui accepte de vous parler, dit Jolicci en trottinant derrière elle.
— Et le seul qui voulait bien ne cherchait qu’à me choquer et m’humilier.
Jolicci haussa les épaules.
— La classe Abominator des Unités Offensives Générales, à laquelle notre ami appartient, n’est pas particulièrement réputée pour sa douceur ni sa sociabilité. La spécification a probablement été établie lors d’une de ces périodes où la Culture craignait de ne pas être prise au sérieux parce qu’on la trouvait trop gentille. Même au sein de cette classe, il faut dire que ce vaisseau est un peu limite. La plupart des vaisseaux de CS gardent leurs griffes soigneusement rentrées et leur psychopathie en veilleuse, sauf en cas de nécessité impérieuse.
Une fois dans le tube de transport, découragée mais plus calme, Lededje dit à Jolicci :
— En tout cas, je vous remercie de vos efforts.
— Il n’y a pas de quoi. Tout ce que vous avez dit là-bas est-il vrai ?
— Absolument. (Elle le regarda dans les yeux.) Je compte sur votre totale discrétion.
— Ma foi, vous auriez pu me le dire avant, mais bon, je vous promets que ce que vous avez dit restera entre nous. (Le petit avatar prit un air songeur.) Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, Mlle Y’breq, mais vous venez sans doute de l’échapper belle.
Elle le regarda froidement.
— Ça n’est jamais que la deuxième fois ce soir, alors.
Jolicci eut plutôt l’air amusé.
— Comme je vous l’ai dit, il n’était pas question que je vous lâche. C’était un simple jeu. Ce que vous venez de voir était la réalité.
— Le vaisseau a vraiment le droit de traiter un humain comme ça ?
— Si cela résulte d’un acte volontaire, d’un accord conclu en toute connaissance de cause, alors la réponse est oui. Voilà ce qui peut se passer quand on prend le risque de croiser le chemin de CS. (En fronçant les sourcils, il ajouta :) Certes, c’est quand même un cas extrême.
Lededje respira un grand coup et prit sa décision.
— Je n’ai pas de terminal. Est-ce que je peux me servir de vous ?
— Je vous en prie. Qui aimeriez-vous contacter ?
— Le VSG, pour lui dire que j’embarquerai demain dans le vaisseau qu’il m’a proposé.
— Ce n’est pas nécessaire. Il considère la chose comme acquise. Quelqu’un d’autre ?
— Admile ? dit-elle d’une petite voix hésitante.
Un court silence, puis Jolicci hocha la tête à regret.
— Je crains qu’il ne soit occupé par ailleurs.
Lededje poussa un soupir.
— Je souhaite avoir une rencontre sexuelle sans conséquence avec un homme, de préférence aussi beau que l’un de ces jeunes gens à la table de Demeisen.
Jolicci sourit et soupira à son tour.
— Ma foi, dit-il, la nuit ne fait que commencer.
Allongée sur son lit dans l’obscurité de sa petite cabine, Yime attendait le sommeil. Elle lui donnerait sa chance pendant quelques minutes encore, et ensuite, elle endocrinerait du douxrêve pour l’obtenir de façon un peu moins naturelle. Elle avait le même jeu de toxiglandes que la plupart des humains de la Culture, l’option par défaut avec laquelle on naissait, mais elle préférait ne pas s’en servir sauf nécessité absolue, et jamais pour le plaisir. Seulement dans un but réellement utile.
Bien sûr, elle aurait sans doute pu s’en débarrasser, leur dire simplement de dépérir et de se laisser absorber par son organisme. Elle savait que certains membres de Quietus l’avaient fait, dans un esprit de renoncement ascétique qu’elle considérait comme un peu excessif. Et par ailleurs, conserver ses toxiglandes sans s’en servir était une plus grande marque de discipline que de les retirer et ne de plus être tenté du tout.
D’un autre côté, on pouvait dire la même chose de son choix de devenir neutre. Elle passa la main entre ses cuisses pour tâter la petite bosse fendue – comme un troisième téton bizarrement placé – qui était tout ce qu’il restait de ses organes génitaux. Quand elle était beaucoup plus jeune et que ses toxiglandes n’avaient pas encore mûri, il lui arrivait souvent de trouver le sommeil en se masturbant.
Elle se caressa distraitement en se replongeant dans ses souvenirs. Elle n’y éprouvait plus aucun plaisir. Elle aurait aussi bien pu se caresser une phalange ou le lobe de l’oreille. En fait, ses lobes étaient plus sensuels que ça. Les mamelons de ses seins presque plats étaient totalement insensibles, eux aussi.
Bon, pensa-t-elle en posant les mains sur sa poitrine, c’était le choix qu’elle avait fait. Une façon de concrétiser son dévouement à la cause de Quietus. Comme une nonne. À ce compte-là, il y avait pas mal de nonnes et de moines dans Quietus. Et bien sûr, sa décision était totalement réversible. Quel effet cela ferait-il de redevenir une vraie femme ? Elle se considérait encore comme une femme. Elle ne s’était jamais vue autrement.
Mais elle pourrait devenir un homme : elle était précisément au point d’équilibre entre les deux sexes. Elle se toucha encore une fois l’entrejambe. Ça ressemblait aussi bien à un pénis minuscule qu’à un téton déplacé, se dit-elle.
Elle croisa les mains sur sa poitrine et se tourna sur le côté en soupirant.
— Mlle Nsokyi ? fit doucement la voix du vaisseau.
— Oui ?
— Toutes mes excuses. Il m’a semblé que vous n’étiez pas encore tout à fait endormie.
— Vous ne vous êtes pas trompé. Qu’y a-t-il ?
— Un certain nombre de mes collègues m’ont demandé si votre remarque antérieure concernant l’éventualité d’informer Circonstances Spéciales représentait ce qu’on pourrait appeler une suggestion ou une demande officielle.
Elle réfléchit un instant avant de répondre :
— Non, ce n’était pas le cas.
— Je vois. Merci. C’est tout. Bonne nuit. Dormez bien.
— Bonne nuit.
Yime se demanda si le vaisseau se serait donné la peine de poser la question si elle n’avait pas eu son passé avec CS.
Elle avait été attirée par Quietus dès son plus jeune âge. Elle était une petite fille sérieuse, réservée, un peu repliée sur elle-même, qui s’intéressait aux choses mortes qu’on trouve dans les bois. Elle élevait aussi des insectes. Une petite fille sérieuse et réservée qui se savait parfaitement capable de rejoindre un jour Circonstances Spéciales si elle le voulait, mais qui ne rêvait que de faire partie du Service Quiétudinal.
Même à l’époque, elle avait su que Quietus – tout comme Restauria et le troisième des services spécialisés récemment créés par la Culture, Numina, chargé des Sublimés – était considéré par beaucoup de gens comme moins prestigieux que Circonstances Spéciales.
CS était au pinacle. C’était le service qui attirait les individus les plus brillants de la Culture. Dans une société où les positions de pouvoir personnel étaient rares, CS représentait le but ultime pour ceux qui avaient à la fois la chance et le malheur d’être dévorés par une ambition de réussir dans le Réel qui ne pouvait être assouvie dans les attractions certes convaincantes, mais artificielles, des Environnements Virtuels. Si on tenait réellement à prouver sa valeur, il fallait à l’évidence entrer dans Circonstances Spéciales.
Même à l’époque, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, elle avait su qu’elle était spéciale, et qu’elle était capable de faire pratiquement tout ce qui était possible dans la Culture. CS semblait l’objectif évident pour réaliser ses rêves et ses ambitions. Mais elle n’avait pas voulu y aller. C’est dans Quietus qu’elle voulait être, le service que tout le monde semblait considérer comme de second ordre. C’était injuste.
Elle avait pris sa décision avant que ses toxiglandes soient suffisamment développées pour être utilisées avec finesse, avant qu’elle soit sexuellement mûre.
Elle avait étudié, elle s’était entraînée, elle s’était fait pousser un lacis neural, elle s’était inscrite pour rejoindre Contact où elle avait été acceptée, puis elle y avait travaillé avec diligence et créativité tout en attendant l’invitation de se joindre à Circonstances Spéciales.
L’invitation était arrivée… et elle l’avait déclinée, rejoignant ainsi un club infiniment plus exclusif que l’élite de l’élite que représentait CS.
Ayant ainsi fait sa démonstration, elle avait aussitôt demandé à faire partie de Quietus, qui l’avait tout aussitôt reçue à bras ouverts. Elle avait commencé à restreindre l’usage de ses toxiglandes et amorcé les lentes modifications de son corps pour passer de femelle à neutre. Elle avait également cessé de recourir à son lacis neural, démarrant un processus encore plus lent dans lequel le réseau biomécanique se réduisit progressivement et finit par disparaître, les différents métaux et minéraux qui le composaient se trouvant réabsorbés par son organisme. Les dernières particules de matière exotique furent évacuées un an plus tard dans son urine, par la petite fente asexuée qu’elle avait désormais entre les jambes.
Elle était libérée de CS, et entièrement vouée à Quietus.
Mais les choses ne pouvaient jamais être aussi simples. Il n’y avait pas de stade précis où l’on pouvait dire oui ou non quand il s’agissait de rejoindre CS. On commençait par vous sonder, vos intentions étaient mises en question et vos motivations soigneusement soupesées au cours de ce qui pouvait paraître au début des conversations innocentes – souvent avec des gens dont vous n’imaginiez même pas qu’ils puissent être associés à CS. Ce n’est que plus tard, dans des lieux et des contextes plus formalisés, que l’intérêt de CS s’exprimait ouvertement.
C’est pourquoi, en un sens, elle avait été obligée de mentir – ou du moins de feindre d’une façon constructive – pour obtenir ce qu’elle voulait, c’est-à-dire une invitation officielle qu’elle pourrait refuser, mais qu’elle pourrait utiliser plus tard pour montrer que Quietus n’était pas un service au rabais ni un lot de consolation, mais bien un objectif qu’elle avait placé dès le départ au-dessus des mérites de CS.
Elle avait fait preuve de toute la finesse dont elle était capable à l’époque, donnant des réponses qui semblaient directes et sans ambiguïté sur le moment. Ce n’est que plus tard, à la lumière de ce refus manifestement planifié, qu’elles avaient révélé un certain degré de dissimulation. Cependant, elle s’était bel et bien rendue coupable d’un manque de franchise, et même de malhonnêteté, si on tenait à la juger sévèrement.
CS se considérait comme au-dessus des rancunes mesquines, mais sa déception avait été manifeste. On ne pouvait atteindre le stade d’une invitation formelle à le rejoindre sans avoir établi des relations très fortes avec toutes sortes de gens, des mentors et des amis, au sein de Contact. Des relations qu’on s’attendait normalement à continuer de développer une fois dans CS, et c’était à ces individus, et même à deux ou trois Mentaux de vaisseaux, qu’elle se devait de présenter des excuses.
Elle avait donc consciencieusement déclaré qu’elle était désolée, et ses excuses avaient été acceptées, mais cette période avait été pour elle l’une des plus sombres, un moment de sa vie dont le souvenir la tenait encore éveillée quand elle cherchait le sommeil, ou qui la réveillait parfois en sursaut au milieu de la nuit. Elle n’arrivait pas tout à fait à se débarrasser du sentiment que c’était dans sa vie le problème qu’elle avait su le moins bien résoudre, et qui continuerait de la tracasser jusqu’à la fin de ses jours.
Et bien qu’elle l’eût prévu, elle avait quand même été un peu déçue que sa conduite maintienne autour d’elle un nuage de soupçon, léger mais indéniable, au sein même de Quietus. Puisqu’elle avait dit non à CS simplement pour prouver quelque chose, ne risquait-t-elle pas un jour de répudier aussi Quietus ? Comment faire vraiment confiance à quelqu’un comme elle ?
Et si, au fond, elle n’avait jamais réellement démissionné de CS ? Yime Nsokyi ne serait-elle pas encore un agent de Circonstances Spéciales, mais un agent secret infiltré dans Quietus pour des raisons mystérieuses et insondables, en prévision d’une crise prochaine ou simplement comme une sorte d’assurance dans des circonstances non encore envisagées… ou même sans autre raison particulière que le désir de CS de prouver qu’il en était capable ?
Elle s’était trompée dans ses calculs. Elle avait cru que son bluff avec CS montrerait seulement à quel point elle tenait à rejoindre Quietus, et que son comportement ultérieur irréprochable et ses états de service exemplaires permettraient de renforcer la démonstration. Les choses n’avaient pas marché du tout comme ça. Pour Quietus, elle avait plus de valeur comme symbole – subtilement mais efficacement utilisé – de son égalité de rang avec CS que comme agent opérationnel digne de toute confiance.
Elle se sentait donc très souvent frustrée, inutilisée, perdant son temps à se tourner les pouces quand elle aurait pu mener une vie active avec CS. Elle avait pris part à quelques missions pour Quietus, et on l’avait assurée qu’elle s’en était bien acquittée – de fait, presque parfaitement –, mais elle était moins utilisée qu’elle aurait pu l’être, moins utilisée que des gens aux talents inférieurs qui étaient arrivés en même temps qu’elle, moins utilisée qu’elle aurait dû l’être compte tenu de ses talents et de ses capacités. On lui offrait de temps en temps des miettes, rien de vraiment solide.
Jusqu’à aujourd’hui.
Enfin, elle sentait qu’on lui demandait de se comporter comme un véritable agent de Quietus, pour une mission vraiment importante, même si c’était simplement parce qu’elle habitait très près de l’endroit où l’on avait besoin d’un opérateur.
Ma foi, on pouvait dire qu’elle n’avait pas eu de chance quand Quietus avait choisi de réagir comme ça lorsqu’elle avait voulu démontrer à quel point elle tenait à y entrer. Peut-être que les choses se rééquilibraient maintenant. La chance jouait toujours un rôle. Même CS reconnaissait que le hasard avait sa place, et le fait de se trouver au bon endroit au bon moment était une bénédiction, à défaut d’être un talent.
Contact avait même une expression pour ça : La Proximité est sept huitièmes de l’Utilité.
Yime se retourna en poussant un soupir, et elle s’endormit.